Le mystère de la Présence – prière intérieure et prière liturgique
Le mystère de la Présence – prière intérieure et prière liturgique

Le mystère de la Présence – prière intérieure et prière liturgique

Cela fait déjà quelques années que j’ai commencé à faire des recherches sur la prière chrétienne, et plus spécialement dans la tradition du Christianisme Oriental. Ces recherches ont beaucoup nourri ma réflexion surtout sur le rapport entre la prière personnelle ou intérieure et la prière liturgique ou la prière commune. Plein de questions ont surgi.

La prière personnelle ne pourrait-elle pas remplacer la prière commune ? Si la liturgie n’a plus de sens pour moi, ne faudrait-il pas plutôt se concentrer plus sur la prière personnelle ? Dans cette petite réflexion, je voudrais vous partager quelques-unes de mes découvertes. 

Un des grands théologiens orthodoxes du XXème siècle, Paul Evdokimov, dans son livre « Les âges de la vie spirituelle » (1964) constate :

« La vie religieuse de nombreux croyants se réduit aux « pratiques religieuses » : assister aux offices, « faire ses pâques », accomplir ses « devoirs religieux », sans oublier les activités philanthropiques. Mais une vie qui risque de rester superficielle.

Il existe aussi par ailleurs des personnes qui ont une vie intérieure très riche, mais non religieuse. Des penseurs, des artistes, des théosophes aussi, qui vivent d’une psychique profonde et intense pouvant aller jusqu’au mysticisme cosmique ou spiritualisme sans Dieu. Mais tout cela n’arrive pas à rassasier leur soif. »

 

On peut remarquer que l’auteur relativise les choses : il dit que oui, la pratique religieuse sans la vie intérieure n’a pas de sens, mais en même temps, il constate que la vie intérieure en soi n’a pas de sens non plus si elle n’est qu’une forme de spiritualité sans Dieu. Il veut dire qu’une telle spiritualité reste close, elle ne s’ouvre pas à une relation, à une rencontre avec Dieu personnel. Cette notion de la rencontre, nous l’allons élaborer plus loin en parlant de l’Eucharistie. Revenons ici sur Paul Evdokimov. Plus loin dans son texte il écrit que ce n’est pas sans raison que dans l’Evangile nous trouvons deux récits où Jésus parle de la prière :

  1. (Mt 6, 6) « Si tu veux prier entre dans ta chambre et prie ton Père dans le secret ».
  2. (Mt 18, 20) « Lorsque deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu deux ».

L’auteur fait remarquer qu’il y a ici deux éléments qui vont ensemble : ce qu’il appelle la prière commune ou extérieure et la prière individuelle ou intérieure. Le frère Jean Marie Gueullette dans son « Petit traité de la prière silencieuse » (2015) insiste sur la réciprocité de ces deux manières de prier : l’une enrichit l’autre.  Moi, je dirais aussi que l’une donne sens à l’autre. Nous pouvons entendre assez souvent des discours sur pourquoi il est important d’articuler ces deux manières.

Mais, en même temps, nous pouvons légitimement nous poser la question : quel est le point commun qui tient ses deux manières de prier, quelle est cette « pierre angulaire » qui nous permet de tenir ensemble ces deux réalités de la vie priante d’un chrétien ?

Je pense que la réponse nous est donnée dans la pratique même de la prière. Pourquoi pratique-t-on la prière ? Pourquoi prions-nous ? Parce que la prière est une recherche, une recherche de la présence de Dieu. La prière, c’est une pratique de la présence de Dieu. Et ce n’est pas une pratique que nous pouvons trouver dans d’autres traditions religieuses, c’est-à-dire une pratique d’être présent, un apprentissage de pleine conscience. Non, ce qui est essentiel dans la prière chrétienne, c’est qu’elle nous met en présence de Dieu personnel, c’est-à-dire quelle nous ouvre le chemin vers une relation avec lui. Nous parlons toujours de la conscience, mais une conscience devant le mystère de Dieu, un mystère qui transfigure aussi notre rapport au monde.

Ce que nous apprenons dans la prière, c’est de faire le silence, d’être attentifs, d’être « ici et maintenant », c’est-à-dire d’être présent. On pourrait dire qu’il y a une certaine démarche dans la prière : je fais le silence, mais non pas pour faire le silence en soi, je fais le silence pour apprendre à être attentif. Quand je suis attentif, je suis présent. Cette présence n’est pas une présence en soi, mais une présence devant Dieu, le Dieu vivant, le Dieu personnel. Comme il a été déjà dit, la prière est une pratique de la présence de Dieu, une présence qui s’ouvre à une relation.

Je voudrais que vous reteniez cette phrase : « la présence qui s’ouvre à une relation ». Quand on prie, au bout d’un moment, on s’aperçoit que cette pratique, si elle est régulière, commence à changer notre regard, notre capacité d’écouter, notre capacité d’être attentifs. Nous devenons attentifs aux choses auxquelles normalement nous ne prêtons pas d’attention : nos relations changent parce que nous commençons à entendre ce que disent les autres ; la musique, nous commençons à l’écouter différemment…. et – attention – les textes de la messe, nous les entendons aussi différemment… 

Vous voyez, nous sommes partis dans le domaine de la psychologie, et c’est vrai, les effets de la prière, de la méditation sont reconnus dans le monde entier. Mais quelle est la place pour les chrétiens ici ? Quel est la place pour la prière chrétienne ? Nadejda Gorodetzky, une écrivaine chrétienne russe, dans une de ses méditations spirituelles écrit :

« Après un certain temps, les mots de l’invocation semblent d’eux-mêmes venir aux lèvres. Ils introduisent de plus en plus dans la pratique de la présence de DieuUne veille silencieuse qu’accompagne une paix profonde du cœur et de l’esprit, se manifeste à travers le tumulte de la vie de tous les jours…

Le Nom de Jésus peut devenir une clé mystique qui ouvre le monde, un instrument d’offrande secrète de chaque chose et de chaque personne, une apposition du sceau divin sur le monde. Peut-être serait-ce ici le lieu de parler du sacerdoce de tous les croyants. En union avec notre Grand-Prêtre, nous implorons l’Esprit : Fais de ma prière un sacrement. » (Nadejda Gorodetzky « La prière de Jésus »)

Je pense que ce texte dit quelque chose du très important. Dans la prière, nous pouvons facilement nous arrêter sur cette expérience de la présence, la présence en soi. Mais quand la prière devient la présence de Dieu, elle nous dépasse parce que cette présence, comme je vous ai déjà dit, s’ouvre à une relation. C’est la vocation de chaque chrétien, vivre une présence relationnelle. La prière chrétienne nous tourne vers Dieu, et le fait de se tourner vers Dieu, nous ouvre au monde :

Le Nom de Jésus peut devenir une clé mystique qui ouvre le monde, un instrument d’offrande secrète de chaque chose et de chaque personne, une apposition du sceau divin sur le monde.

C’est qu’on appelle « le mystère de la présence ». Cela ne veut pas dire que je vois Dieu dans chaque chose – dans ce cas on pourrait vite tomber dans le panthéisme. Non, quand on dit qu’on appose le sceau divin sur le monde, on reconnait que Dieu est le Créateur de ce monde, qu’il est la Source de l’existence de tout être et de toute chose. Quand je vois Dieu comme créateur du monde, je donne au monde le sens, je le sanctifie d’une certaine manière parce que le monde devient signe de gloire de Dieu. C’est 

pour cela que nous pouvons parler du sacerdoce de tous les croyants. C’est la prière qui nous donne l’accès à cette expérience.

 

Que pouvons-nous faire à ce moment-là ? Nous ne pouvons que rendre gloire à Dieu et le remercier.  Eukharistia en grec signifie l’action de grâce. Dans la tradition byzantine, il y a deux auteurs qui parlent du rapport entre la prière et l’Eucharistie. Ce sont deux frères grecs Callistos et Ignatios Xanthopoulos. Ce qui est très étonnant dans leurs textes, c’est qu’ils inscrivent la prière dans la liste des sacrements et disent que la prière se trouve entre le Baptême et l’Eucharistie. Pourquoi ? Ils argumentent de la manière suivante : Le Baptême nous ouvre le chemin vers la connaissance du Christ, son action salvatrice, sa présence dans l’Eglise et, à travers elle, dans le monde entier. La prière nous laisse garder son souvenir et l’actualiser à chaque instant. Dans l’Eucharistie tous les croyants lui rendent grâce pour ce qu’Il est et pour tous ce qu’il a fait pour eux. Dans l’Eucharistie Dieu vient à notre rencontre, nous écoutons sa Parole qui est proclamée et prêchée, et nous l’accueillons sous l’apparence du pain et du vin.

Vous voyez quel est le fil conducteur de cette argumentation ? La prière intérieure ne sert pas à mieux supporter la participation à la liturgie. Dans la prière commune nous vivons ensemble ce mystère de la présence de Dieu. Quand nous participons à l’Eucharistie, ce n’est pas à l’animatrice qui chante faux que nous devons prêter attention, pas un enfant de cœur qui se gratte le nez que nous devons observer. Nous devons être attentifs et conscients de cette présence de Dieu qui vient à notre rencontre et à qui nous rendons grâce tous ensemble. C’est ce qu’on appelle la communion de ceux qui prient, la communion de ceux qui cherchent inlassablement cette présence de Dieu parmi eux. Nous devenons le sacerdoce de tous les croyants, le sacerdoce qui par sa prière sanctifie les uns les autres et le monde entier.

Fr. Jokubas-Marija Gostautas o.p.

TABELLA