Sans modération
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Prédication du 5ème dimanche du Carême, sur la deuxième lecture de la messe (Ph 3, 8-14)

                                                  « À cause du Christ, j’ai tout perdu, en devenant semblable à lui dans sa mort »

 

Je dois vous avouer que quand j’entends saint Paul parler, j’ai l’impression d’entendre un amoureux. Est-ce que vous n’avez jamais rencontré ce genre de personne ? ou peut-être avez-vous fait cette expérience ? Quand on aime, on n’est plus la même personne. Tout est différent. On serait prêt à tout abandonner pour l’être bien aimé, y compris ce qui semblait si important jusque-là. La joie d’aimer et de se savoir aimé illumine tellement notre vie présente, que la vie d’avant semble si terne en comparaison. C’est ce que produit l’amour en nous.

Mais ne dit-on pas que l’amour rend aveugle ? Si un homme dit, même en étant vraiment sincère, que sa femme est la plus belle du monde, doit-on considérer qu’il parle de manière objective ? Saint Paul est un converti, fou amoureux du Christ, et l’on pourrait se demander si le regard qu’il porte sur son passé n’est pas biaisé par ses nouveaux sentiments. Les modernes que nous sommes avons du mal à penser une conversion si radicale. On aimerait tout concilier, ne rien opposer. Il faudrait être dans la nuance. Rien n’est blanc, rien n’est noir, tout est plus ou moins gris.

S’il est vrai que les goûts et les couleurs ne se discutent pas et que toute personne peut trouver chaussure à son pied en amour, en revanche il n’y a qu’un seul Dieu, un seul Seigneur pour la foi. Donc connaître et aimer le Christ ne peut être qu’une expérience unique. C’est pourquoi saint Paul considère Notre Seigneur comme l’unique nécessaire, à côté duquel tout est négligeable. Il nous invite à regarder plus loin que l’horizon terrestre avec ses préoccupations matériels car au-delà se trouve un bien plus grand. Notre époque ne semble pas comprendre qu’aimer Dieu puisse nous mener à tant relativiser le reste. Mais ce que saint Paul veut nous dire, c’est qu’il n’y a pas Dieu d’un côté et le reste de l’autre, comme deux choses équivalentes. En fait, rien n’existerait sans Dieu, puisque tout vient de lui. Choisir le Christ, c’est choisir la plénitude de la vie, alors que choisir le soi-disant reste, c’est choisir le néant. Tout est relatif au Christ puisque tout a été fait par lui et pour lui, et c’est en lui que tout prend sens.

Mais si tout vient de Dieu, il semble qu’il n’y ait pas à choisir entre lui et ce qui vient de lui. Certainement dans le meilleur des mondes où tout serait ordonné à Dieu, mais non dans un monde blessé par le péché et l’erreur. On peut penser que le temps des premiers martyrs qui ont préféré la mort à l’apostasie est bien loin. Cependant, encore aujourd’hui des hommes et des femmes sont placés devant le choix radical de tout perdre à cause du Christ ou de rester dans une situation confortable. Je pense par exemple à tous ces ex-musulmans devenus chrétiens qui risquent la prison ou même la mort pour avoir apostasié. Beaucoup sont reniés par leur famille et contraints de fuir leur pays. Chacun d’eux peut dire avec saint Paul : « À cause du Christ, j’ai tout perdu […] Il s’agit pour moi de connaître le Christ, d’éprouver la puissance de sa résurrection et de communier aux souffrances de sa Passion ». Pour eux, l’invitation du Christ à prendre sa croix pour se mettre à sa suite est prise au sens quasi littéral.

Qu’en est-il pour nous ? Nous pouvons parfois nous complaire dans un christianisme confortable, pas trop exigeant, un christianisme soft qui n’implique pas trop de renoncement et donc pas de réelle conversion, un christianisme aseptisé qui évacue le scandale de la Croix et ne garde que l’Incarnation et la Résurrection. Aussi, une vision très optimiste de l’homme a pu conduire à minimiser l’emprise du mal sur lui. Pourtant, la crise que traverse l’Eglise actuellement nous rappelle la réalité du péché de l’homme pour lequel Notre Seigneur a daigné mourir. Cette situation inconfortable nous rappelle que si nous voulons suivre le Crucifié, le passage par la Croix est inévitable. Il nous faut boire à la coupe de sa Passion. Et pour une fois buvons sans modération, car l’ivresse de l’amour nous fera oublier la peine.

 

fr. Eric-Marie Mwanza o.p.

TABELLA